FRAGILES CONNEXIONS - Joke Raes

Joke Raes, comme une guide commentant un cabinet de curiosité ou comme une medium dialoguant avec les esprits, intercède en notre faveur pour que Terre ne se sente plus considérée comme un objet inanimé mais bien comme un sujet planétaire porteur d’un je, d’un nous, vêtue d’une peau végétale, liquide, fongique, grouillante, un sujet vibrant de vie et d’émotions. La synecdoque s’impose à notre proposition : la partie vaut le tout. La relique se fait reliquaire. La sculpture en céramique contient la mémoire et l’essence même de ce qui la constitue. Modelée, malaxée, triturée, crue ; cuite, vernie, émaillée, imprimée, usinée ; la terre ne cesse de garder secrètement traces de ses loci.

Joke Raes a nommé cette résidence « Fragiles connexions ». L’artiste semble rentrer en communication avec ce qui l’entoure. Durant sa résidence, des détails architecturaux, des fleurs, des vitraux, le motif d’un tissu, viennent compléter des réminiscences personnelles liées à Bruges, Gant, à d’autres voyages, d’autres pays ou des sensations du moment, comme la lumière traversant la fenêtre. L’artiste les retranscrit à ses heures nocturnes, accompagnée par une musique de fond, sur des feuilles de papier A4, dans un état de concentration extrême similaire à un état d’hypnose. Il y a quelque chose de musical et d’incantatoire dans l’exercice, un rythme qui s’impose, lancinant, un mantra, qui n’est pas sans rappeler un compositeur penché sur sa partition ou la démarche sous état modifié de conscience d’Henri Michaux aboutissant aux dessins mescaliniens. Des volutes surgissent rappelant les illustrations du livre du biologiste allemand Ernst Haeckel, Les formes artistiques de la nature ou les planches du test de Rorschach. Souvent doubles, ces mirabilis se teintent d’aquarelle aux tons pastel dont l’élément liquide est de l’eau prélevée dans la Seine. D’autres dessins de lignes enchevêtrées sont réalisés en mélangeant cette love water avec de la poudre d’argile. Sur les murs de l’atelier, les arabesques prolifèrent chaque jour un peu plus tandis que de petites sculptures de terre crue surgissent sous le

geste précis de la plasticienne. Elles ressemblent aux petits miroirs de toilette égyptiens ou à des ex-votos. Joke Raes a apporté avec elle deux œuvres en porcelaine de la série des Masks X. Malgré leur coloration douce, ils sont à la fois fascinants et inquiétants, recouverts de tentacules, d’épines faisant penser aux anémones de mer ou aux oursins. Pour un peu, ces masques, attributs de la muse de la Comédie ou du Gille carnavalesque nous sauteraient au visage ou au contraire, nous happeraient.

L’œuvre de Joke Raes traverse les miroirs, retourne les masques et les paysages intérieurs, explore des territoires imaginaires et psychanalytiques, modèle de nouvelles mémoires. Les Mask X nous confrontent à L’inquiétante étrangeté que nous portons en nous, mystère des origines (sous X) ou interdiction (classé X) ou multiple identité. Source d’inspiration pour le mouvement surréaliste, ces termes empruntés au titre de l’essai du psychanalyste allemand Sigmund Freud, sont dans la traduction française un peu réducteurs. Das Unheimliche évoque le familier et le foyer (heim) mais aussi le secret, ce qui doit rester caché.

Dans le travail de Joke Raes, la répétition, la reprise, la réitération, le sérial, le caractère obsessionnel sont fondamentaux, dans une volonté de capter le diffus, le flux, le fugace, l’imperceptible mouvement de la métamorphose, de la transmutation, la secrète alchimie des images qui se reflètent à l’infini sous nos yeux, sous nos paupières et derrière nos rétines.

CATHERINE DOBLER