L’ÉTAGE DES SUPPOSITIONS - Ninon Hivert
Nous entrons dans la dernière résidence de la Saison 4 : Tremblement de la Terre / Trembling with the Earth. Après les duos artiste/curatrice, Joke Raes & Juliette Hage, Ry Rocklen & Alexandra Fau, la Fondation LAccolade poursuit son voyage imaginaire au cœur de la terre matière et du geste du sculpteur, en accueillant Ninon Hivert, artiste plasticienne, accompagnée d’Andréanne Béguin, commissaire indépendante et critique d’art. J’ai découvert le travail de Ninon Hivert à l’occasion d’une invitation à participer au jury du Prix des Fondations 2022 des Beaux-Arts. Je ne connaissais pas l’artiste, je n’avais pas vu son travail, mais j’ai été immédiatement frappée par la force des œuvres tout autant que par le propos. Je souhaiterais donc invoquer le texte si poétique et puissant, que l’artiste a écrit pour l’exposition Personne.s, en 2021, aux Beaux-Arts de Paris.
Ninon Hivert a commencé, à son arrivée, par produire une tour de gants, dans l’atelier de la fondation qui est aussi un appartement au deuxième étage d’un immeuble Directoire. Ces gants de travail sont ceux laissés dans son atelier montpelliérain, près du four, juste avant son départ. Ils forment, superposés les uns aux autres, une colonne qui m’évoque l’École des Beaux-Arts, située à deux pas de la résidence dont la salle qui sert d’atelier est, d’ailleurs, un ancien oratoire avec des colonnes. Dans la Gazette de Drouot, trois mains sculptées par Rodin offertes à l’ami peintre, Eugène Carrière, sont mises aux enchères. Au moment, Ninon Hivert crée cette tour de gants, tandis qu’elle lit Aby Warburg et l’image en mouvement. L’intensité de l’attention que Ninon Hivert porte aux choses, semble convoquer en retour des sérendipités. Le vide révélé par la bissection n’est pas astral. Il est choral.
Réalisées en 2022, dans le cadre de l’exposition collective “Le métier de vivre”, à l’École des Beaux-Arts de Paris, les sculptures Faire Tapisserie : casquette, banane, doudoune, empruntent les motifs de la tapisserie de William Morris (Morris & Co d’après un design de W.Morris et J.Dearle, exécutée par Ann Daroch - broderie florale, ca. 1898-1908). Tel un cadavre exquis universel qui n’a de cesse de s’enrichir, la création artistique s’empare d’images communes, pressenties par Aby Warburg dans son Atlas Mnémosyne. « Faire Tapisserie » est une drôle d’expression puisqu’elle supprime l’action de faire (tisser) pour l’objet tissé à proprement parler. Les titres choisis par Ninon Hivert ajoutent une dimension supplémentaire à la lecture des œuvres. Tout se tient, y compris la tenue qui tient debout au sol, en dialogue avec la casquette, le sac banane, quelque soit le lieu, qu’il soit espace d’exposition ou domestique : l’appartement.
Pendant sa résidence, intitulée L’Étage des suppositions, titre choisi par l’artiste et Andréanne Béguin, une métamorphone s’opère. La sculptrice ne passe plus seulement par la collecte photographique suivie d’un modelage à l’aveugle. Elle reproduit l’objet comme le font les étudiants des Beaux-Arts, dans une séance de modèle vivant. L’objet, un sac à dos, une besace, un sac bandoulière, est chargé, à la fois, de son entour, des traces de son contenu, du halo affectif des personnes qui ont côtoyé la résidence. Il est coupé en deux pour accueillir des petits riens glanés dans le quartier, coulés dans la résine sur la partie intérieure. Au recto, l’empreinte du mouvement et de la déformation, au verso, celle des charms, nos petits porte-bonheurs dérisoires sensés nous protéger. Notre bagage, celui que nous portons comme un accessoire est rempli de carte d’identité, de cartes bancaires, d’identifiants... Tout ce qui nous attache au corps social. Il est aussi un contenant intellectuel et le dépositaire secret de nos désirs, de nos rêveries.
Parallèlement à ce travail de sculpture en terre, Ninon Hivert poursuit une démarche photographique et établit des protocoles, des règles, qui sont autant de défis lancés à elle-même : Photographier la même vue, toutes les heures pendant 24 heures : La cour et la porte-cochère, depuis la même fenêtre. Photographier avec un appareil jetable 24 poses. Prendre le risque du fiasco, de l’accident. La supposition aboutira peut-être à une révélation, à condition que les matières, le processus, le temps et l’espace coopèrent. La production de l’artiste est volontairement mise en danger, contrairement aux modèles de gestion actuels, de normes de contrôle et de sécurité. L’imprévu, l’incident, s’entrevoit tel un manifeste poétique. La terre est une connaissance qu’on ne cesse de rencontrer. Elle réagit à son environnement, à la température ambiante, à la pression des doigts. Elle peut s’affaisser au séchage, se fissurer à la cuisson, s’effriter, se briser. La pièce en verre donne l’impression d’un déjà vu. Elle s’épaissit dans le souvenir et le savoir- faire pour s’ouvrir à d’autres péripéties où vivre est une longue quête expérimentale.
La terre bouge. Les formes, la matière terre, les matériaux, la texture ne cessent d’être interrogés, questionnés par l’artiste et par notre regard. Le trompe-l’œil est cette fois une chose enveloppée dans du papier bulle et réalisé en verre, la série Demi-jour. Cachée, fragile, à la lisière du jour et de la nuit, entre le rêve et la réalité, la chose dans son enveloppe se dérobe à toute appréciation matérielle. Elle est là, sans être là. Ce n’est pas un hasard si l’un de ses ouvrages de référence est Le maître ignorant de Jacques Rancière, examinant l’expérience pédagogique de Jacotot. « Celui qui enseigne en émancipant sait qu’il est aussi en train d’apprendre et les réponses de l’autre sont des nouvelles questions pour lui » commente Alejandro Cerletti, dans un article de la revue Télémaque de 2005. Ninon Hivert respire les choses et les caresse du regard et de ses doigts pour mieux les apprivoiser. Ces reliques vestimentaires, empreintes d’une dimension sacré et canaille ne sont pas des coquilles vides. Elles renvoient l’écho de ce qui les environnent, des architectures, d’intérieurs traversés, d’âmes qui les ont portées au sens propre et au sens figuré. Je songe au livre de Jean-Philippe Pierron, Je est un nous, sur l’écobiographie et les mots de Rilke cités en introduction : « ... laisser chanter les choses ». On pourrait presque s’exclamer, en reprenant la célèbre phrase de Flaubert à propos de Madame Bovary : « Les Beaux-Arts, c’est elle ! »
CATHERINE DOBLER
Restitution de résidence (6-7 décembre 2024)
© Martin Argyroglo