Elodie Antoine

Résidence de recherche et de création du 13 mai au 30 juin 2022

Plus d’informations
https://www.elodieantoine.be/
https://www.instagram.com/elodidole_antoine/

La démarche

Avec Élodie Antoine qui a vraiment pris possession en ces lieux situés dans un immeuble Directoire, c’est une relecture qui nous est proposée, celle d’une époque où les femmes en corset et robe de velours glissaient dans les salons et les boudoirs, telles des tentures, devant les fenêtres du monde extérieur, à jamais enfermées à l’intérieur.

Après le souffle révolutionnaire, les vêtements de mousseline blanche jouant d’ombre et de lumière, trahissaient volontairement les corps en mouvement, les corps suants, les corps respirants à travers de légers voilages, prêts à se soulever à la faveur du vent, le dehors un peu plus présent mais flou, un écran blanc reflétant le théâtre des ombres «bonapartiennes», transparence libératoire et style néo-classique, néo-égyptien ou romantique pour effacer les traces de sang. A une vérité monarchique succède la vérité jacobine, à la vérité du Comité du Salut Public succède la vérité impériale. Roi Soleil, Être Suprême censé incarner la souveraineté du peuple, au final la vérité inerte retient les chevaux du char de la vie en train de se faire et se défaire en permanence jusqu’à l’accident.

Cet accident, c’est l’imprévu, l’inexplicable, l’incontrôlable, la mauvaise herbe qui surgit d’un interstice bitumeux, c’est le rêve ou le cauchemar qui s’immisce dans le réel. Les murs fissurés et fragilisés par le temps de notre appartement-atelier suinte le passé, Élodie Antoine en recueille les vapeurs (nous sommes ce que nous étions, nous étions ce que nous avons été), à la clarté du jour, devant la fenêtre ouverte, brode, coud, avec une infinie patience, des répliques de toiles d’araignée en dentelle et des champignons de velours de soie chatoyants, tresse des chevelures en fibre de lin cardé et peigné qui filent entre ses doigts et s’en vont ramper sur le sol comme des poissons d’argent, mi- insectes, mi-parures. Ces drôles de bestioles, ces pleurotes ou oyster mushrooms en anglais envahissent aussi les cimaises, dessins sur papier, parés de tendres couleurs qui ne sont pas sans rappeler les illustrations extraordinaires des Formes Artistiques de la Nature d’Ernst Haeckel. Je pense aux planches dédiées aux radiolaires, arthropodes, cnidaires et autres annélides. Comme le biologiste et philosophe du 19ème siècle, Élodie Antoine révèle un monde qui n’existait pas avant qu’elle n’y pose son regard. Mais alors qu’Ernst Haeckel l’œil rivé sur son microscope portait à notre connaissance la beauté d’êtres minuscules jusque-là, invisibles, l’artiste fait surgir tout un peuple inconnu, de contrées psychiques coincées entre réalité et fiction, sauvé des limbes de l’hypothalamus, cette toute petite région du cerveau qui joue un rôle capital dans la régulation des fonctions vitales. Que se passe t’il sous ces casques d’or végétaux, ces diadèmes étranges qui percent à travers les cheveux, tantôt globes oculaires, tantôt pustules, encore une fabrication maison de l’artiste, d’excroissances de verre ? Comme dans la chanson «maman les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? Mais oui mon gros bêta s’ils n’en avaient pas, ils ne marcheraient pas.» L’absurde, l’insensé, l’énigmatique s’invitent dans l’œuvre d’ Élodie Antoine et prolifèrent. L’art comme la poésie dérange, déplace les plans fixes, fait valdinguer les inerties, entame les certitudes, sans avoir recours à des armes, sans mise à mort, sans peine capitale. Mais c’est bien l’artiste, le poète, la sorcière qu’on condamne et qui paient parfois de leur vie.

«CE QU’ON M’A LÉGUÉ marqué d’une croix, le Un :
je dois en déchiffrer l’énigme, pendant que toi,
en habit de jute, tu travailles au tricot du mystère.» -Paul Celan

Elodie Antoine, Champignons en velours de soie, 2022.

L’art comme la poésie est un alcool sans alcool, un opiacé sans drogue qui favorise les porosités entre états de veille et du sommeil, le champs expérimentale, iconographique et lexicale des surréalistes. Il arrive qu’on puisse se voir hors de nous, métamorphosé, hybridé, à la manière de l’Evadé de Marx Ernst dans l’exposition intitulé «Histoire Naturelle», à la galerie Jeanne Bucher en 1926 accompagné du texte suivant d’André Breton :

«L’évadé tombera loin d’ici.
Les confidences ?
La fiancée du vent, à tout oublié, Gardera son secret.»

Sans cesse, l’artiste veille à ne pas créer des œuvres explicites, favorise l’ambivalence. Elle nous renvoie à nos propres contradictions, laissant le spectateur aux prises avec des sentiments contrastés tour à tour de séduction et de répulsion. Elodie Antoine chuchote avec la Shéhérazade de Robert Magritte ou avec l’œuvre de l’artiste belge Rachel Baes, inspiratrice de cette même Shéhérazade. Comme dans les contes classiques, la cruauté, le dégoût ou la peur nous font frissonner de plaisir. Force libératrice du poids des interdits, la création artistique, l’imagination autorisent momentanément la transgression et questionnent l’histoire. Qu’est-ce qui est subversif ? Pourquoi ? Comme l’écrivait David de Tscharner à propos du travail d’Élodie Antoine en 2007 : «Il n’est pas rare d’entendre dire que l’art est une déformation de la réalité. Concernant le travail d’Élodie Antoine, on peut enfin prétendre que l’art est une malformation de la réalité, alors ne nous en privons pas.»

Par la prolifération d’objets ou de sujets reconnaissables et qui néanmoins nous échappent parce que séparés d’un tout ou sortis de leur contexte, Élodie Antoine renforce notre tolérance et soigne nos allergies aux différences à force de nous mettre au contact avec elles. Cette prolifération nous incite à l’évasion, qu’elle soit joyeuse ou douloureuse.

CATHERINE DOBLER

Proliférations - Restitution de résidence

Crédits photographies - Martin Argyroglo